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17 avril 2009 5 17 /04 /avril /2009 19:27

Reflet d'une vérité sur soi


[...] Je peine à me le représenter, Germain Millet ne pouvant être approché qu'en tentant de saisir la ressemblance que le sang nous a donnée, me retrouvant, par exemple, dans le fait de n'être jamais à l'aise avec les gens, n'ayant pas le don de la parole, à la fois très émotif et brutal, sous des apparences calmes, et convaincu du bien-fondé de sa pensée: Germain Millet s'exprimait de façon coupante, abrupte, péromptoire, voire violente, et absolument rebelle à la dialectique. Il sortait de la timidité par la brusquerie. D'un peu balourd, il devenait butor, ou, s'il le pouvait, se réfugiait dans le silence et la solitude, alors qu'avec la même instruction, mais mieux stylé et doué d'une parole plus aisée, il aurait peut-être tout autrement vécu, dit mon père dans un portrait nécessairement trop lisse pour que je ne sois pas tenter de me tourner vers l'éclat ou vers l'ombre. L'éclat qui retrouve l'ombre avant qu'une ombre plus grande ne se referme sur ce visage que je tente de muer en verbe, faute de lui donner voix ou de l'entendre vraiment, ce serait là du roman, aurait-il peut-être dit, lui qui ne pouvait deviner que le garçon dont il saluait la naissance chercherait dans les morceaux de cette vie le reflet d'une vérité sur soi et lui ressemblerait sur le chapitre de la parole, de la timidité, de l'ennui et de l'humaine comédie dont il ne se sort que par des propos souvent excessifs, qui le renvoient à l'opprobre ou à la solitude.




Evidence mystérieuse de la clarté lunaire

Ce manque d'intérêt pour la lecture me touche, moi qui n'aurai en quelque sorte vécu que par des livres, sinon pour eux, et qui me demande si je n'y aurai pas perdu ma vie, en tout cas cette forme d'innocence sans laquelle il est impossible de vivre ou, pour reprendre une expression qui a l'évidence mystérieuse de la clarté lunaire, d'attendre tout de la vie.











Les cheveux d'un spectre

Comment écrire sans inventer tout à fait, en demeurant au plus près d'une vérité qui n'a que le vraisemblable pour figure? Tout ça est loin, trop loin peut-être, et irreprésentable autrement que par une sorte de défi aux lois de la perspective narrative: autant vouloir peigner les cheveux d'un spectre [...]






Réflexe de pudeur ou rejet d'imposture

Sans doute est-il difficile de concevoir ce qu'on n'est pas en mesure de juger à partir d'un corps, d'une voix, d'un rire, de gestes, de faits dont on n'a pas été le témoin, celui qui n'a pas été serré dans les bras d'un disparu étant réduit à entretenir avec lui un commerce d'outre-tombe où la fiction le dispute au regret. Je ne peux donc qu'essayer de comprendre cette dureté, cette intransigeance, selon mon père, cette intolérance, selon mon oncle - tout jugement, même inique, ou porté rétrospectivement, étant, avec l'amour, la seule façon de déloger un visage de la grande ombre où le renvoie un récit, écrire ne révélant jamais que notre vanité devant l'absence, à tout le moins notre impuissance à dire ce que fut réellement un être vivant. [...] L'obscurité du sang est notre vraie mémoire, et la fiction une forme d'oubli, même si cette fiction se dérobe, par réflexe de pudeur autant que par rejet de l'imposture [...]





Inconstance du monde

Tandis que son père feuilletait l'ILLUSTRATION, jouait aux dames, regardait clients et garçons retrouvés d'une fois à l'autre avec curiosité pour mon père, et, pour mon grand-père, une sorte d'euphorie que j'ai peine à me représenter tant mon oncle me donne de ce solitaire qui, à la façon d'un sage chinois, venait là éprouver la vanité et l'inconstance du monde, une image sombre, d'une grande dureté, presque terrible, selon la vérité du rapport difficile, voire douloureux, qu'un homme entretient avec son origine.






Le goût de la solitude

Ces relations ne furent pas remplacées. Peut-être savait-il qu'on a jamais d'amis, ou que toute amitié se fonde sur des malentendus où l'amour-propre et l'intérêt travaillent plus que l'altruisme et la générosité. [...] Germain Millet était un de ces êtres, si incompréhensibles aujourd'hui, qui ont le goût de la solitude: une solitude qui était plus un accomplissement que de la misanthropie ou la contestation de l'ordre social qu'elle est devenue dans une société qui a fait du vivre-ensemble, de la transparence, du festif, de la convivialité, une des figures de la démocratie où les solitaires sont suspects aux vertueux hédonistes du nouvel ordre moral. Mais s'il aimait autant la solitude, c'était qu'il pouvait ainsi laisser libre cours à ce qu'il faut bien appeler son originalité ou ses bizarreries.



Le royaume de la noire illusion

Le temps où je n'ai pas été au monde est une île de mots sur laquelle je tente inlassablement de prendre pied tout en sachant qu'on n'y sera que fantôme, l'autre côté n'étant que le royaume de la noire illusion, aucun vivant ne franchissant cette mer inconnue, sinon sous forme de métaphores qui ne sont qu'une anticipation de notre propre mort. Je me retire de ce seuil: la vie n'est pas la gestion plus ou moins raisonnable et heureuse de moments qui se succèdent comme des nuages, mais une série d'actes souvent obscurs, incompréhensibles à autrui, sinon à nous-mêmes, que nous passerons notre vie non pas à essayer d'éclaircir mais à en mesurer l'ombre portée sur un futur où nous ne serons plus. [...] Autant que du sang, ce qui coule en nous est l'invisible éclat d'une puissance qui nous dépasse et qui se nomme amour, mélancolie, folie, ou destin. [...] L'être que je ne puis convoquer entièrement par l'écriture me demandant  d'être ombre à mon tour, et de reconnaître qu'une main d'encre ne saurait dissiper la nuit où nous pourrions parler.
Ecrire, c'est échouer à dire le propre d'autrui tout en suscitant son ombre. Le sel d'autrui, c'est ce dont l'écriture ne peut que dire la perte, l'oubli, l'immémorial. [...] Mais ce qu'on appelle échec n'est ici que la nécessaire traversée des ténèbres, dont nous rapportons toujours quelque chose, fût-ce une main qui a été serrée, au coeur d'un songe ou d'une nuit d'hiver, par un être invisible.




Tout humain est étranger sur Terre

C'était un étranger qui avait quitté les siens, non seulement l'espèce d'étranger qu'il avait toujours été pour eux, d'une certaine façon, mais celui dont la figure ultime accomplissait cette loi qui veut que tout humain soit étranger sur la terre, y compris à lui-même.





Petit éloge d'un solitaire, Richard Millet

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